Il n’est plus besoin de présenter Georges Haldas dont l’oeuvre abondante va de la poésie à l’essai, de la traduction à la chronique. Il nous avait fait l’amitié de prendre part à la conférence de presse donnée l’hiver dernier par l’AV. De sa communication avait été tiré un article paru cet automne dans la Tribune de Genève. C’est ce texte, légèrement modifié, que nous reproduisons ci-après. Que son auteur trouve ici l’expression de notre gratitude pour son soutien généreux à la cause des langues anciennes.
L’AV, dans le canton de Vaud, a pris une courageuse et nécessaire initiative. Exemplaire même. Rien de moins, en effet, que réagir, par une action concertée, contre une tendance technocratique, chez certains dirigeants de l’Instruction publique, à réduire, sinon à tout bonnement supprimer l’enseignement du grec ancien au secondaire inférieur. On ne saurait donc assez la soutenir et l’en féliciter.
Car que disent, au juste, les partisans d’une élimination progressive du grec dans les programmes scolaires ? Eh bien, tout simplement, que le grec n’a plus sa place, en tant que discipline, dans notre société moderne. Qu’il est même, à la limite, inutile. Face à d’autres priorités. Disons-le d’emblée: on croit rêver devant une telle inculture et une vue aussi simpliste de la question. Qu’on nous permette donc de rappeler à ces Messieurs quelques évidences.
Et d’abord qu’une langue – pour nous, ici, la langue française – ne saurait être considérée comme une entité mécanique. Qu’on peut traiter à volonté. Elle est, au contraire – parlée par des hommes – un organisme vivant. Avec toute la richesse et la complexité que cela implique. Tout commence, en fait, avec les premiers balbutiements du petit enfant dans cette langue qu’il hérite de son milieu, et qui deviendra la sienne. Et par là même c’est de tout son corps et, à travers ce dernier, de tout son être qu’il participe de ces balbutiements. Auxquels sa sensibilité est liée, ses réactions affectives, de même que sa vision du monde tel que, dans son entourage, il se présente à lui.
En réalité, c’est toute sa relation aux autres déjà qui prend corps à travers les premiers essais de langage. Qu’il apprendra peu à peu à maîtriser. Est-ce un hasard si on parle, à ce propos, de langue « maternelle » ? Et non « paternelle ». Dans la mesure précisément où c’est dans son rapport viscéral avec la mère qu’il commence à imiter le bruitage de ces mots qu’il accueille auprès d’elle. Avec ceci de capital – mais c’est là un autre chapitre encore – que l’enfant comprend parfaitement ce qu’on lui dit (même s’il se trouve dans le ventre de sa mère), sans connaître pour autant l’usage des mots. Bref c’est tout le mystère de la langue ici en sa réalité pré-verbale, qui est en jeu. D’une importance, encore une fois, considérable. Mais passons.
Où je veux en venir touchant le grec et l’enseignement du grec ? A ceci que la langue que nous parlons, comme tout organisme vivant donc, a une genèse, une histoire. Qui se poursuit pendant des siècles. Je la comparerais volontiers encore à une plante, avec ses racines, sa tige, ses fleurs. Ainsi le français a-t-il pour racines le grec, le latin, des éléments celtiques et des touches ici et là , d’arabe dans le vocabulaire.
Qui ne sait, par exemple, que les mots venant du grec concernent de nombreux secteurs de l’activité humaine. Ainsi l’art: poésie, tragédie, chant « épique »; la science: physique, biologie, géologie, anthropologie, etc; et bien entendu la philosophie (de philô aimer et de sophia la sagesse). Sans parler de la théologie, de la psychologie, de la psychanalyse (avec l’inévitable complexe d’Oedipe !) et de notre toute-puissante technologie (eh oui, chers technocrates vous en êtes aussi !). De même pour la politique (polis la cité), l’économie et, bien sûr, la démocratie (dêmos le peuple et kratô gouverner), cette invention hellénique par excellence. Par opposition à la tyrannie, à l’oligarchie, à la ploutocratie (le pouvoir des riches). Et jusqu’au dynamisme des affairistes, des promoteurs immobiliers ou de certains agités de nos gouvernements !
Mais ce ne sont pas là des mots seulement, comme on voit. A travers eux, en effet, c’est toute une conception de l’homme, du monde et de la vie qui se manifeste. Et qui, grâce à eux, nous est léguée. Et faut-il rappeler à cet égard que c’est en grec d’abord que sont traduits les Evangiles. Dont le nom même, en grec, signifie: bonne nouvelle.
La langue donc si elle a au départ une fonction utilitaire, devient, de par sa nature même, un moyen d’expression incomparable pour transmettre des sensations, des sentiments et, en fin de compte, des pensées. Elle est donc l’agent de relation privilégié entre les hommes. En permettant à chacun d’eux de laisser parler, en quelque sorte, la globalité de son être, Donc la conscience, il va de soi, mais aussi, de manière subtile, indirecte, la part inconsciente. Priver donc la langue de l’une de ses composantes, c’est plus que l’appauvrir, c’est la mutiler. Et du même coup, attenter à la qualité des rapports humains. Ce qui ne va pas manquer d’arriver – sans que personne ne s’en doute – si on tente de supprimer l’enseignement du grec. Voilà ce dont nos tranchants démocrates, braqués sur un pragmatisme à courte vue, ne semblent pas avoir conscience.
A les suivre, on finira par faire des élèves, non plus des hommes, mais de pauvres performants robotisés. Il s’agit là d’un grave processus de déshumanisation. On ne verra plus bientôt que des esclaves de l’économisme, d’une technologie aveugle, aux ordres d’une gestion aussi anonyme qu’oppressive. Adieu liberté. Adieu indépendance d’esprit. On n’aura plus affaire qu’à des rouages dans la grande machine sociale à broyer des êtres. Sous les impératifs du rendement, du profit de l’exploitation des plus faibles.
Bien entendu, il ne s’agit pas que tout le monde apprenne le grec ancien. Mais il est indispensable que les jeunes aient la possibilité d’accéder aux éléments de cette langue. Quand bien même ils n’en feront pas usage, par la suite, ils auront été sensibilisés à l’esprit qu’elle véhicule. Et qui subsiste aujourd’hui encore. En sa vertu essentiellement humanisante.
Que tentent, à juste titre, de faire valoir les membres de l’AV auprès des autorités compétentes. Ou qui devraient l’être…
Georges Haldas
Cher Monsieur,
C’est avec un grand intérêt que j’ai lu votre texte dans Pharos No 1. Vous y énumérez une liste imposante d’arguments éminemment convaincants et l’AV, et nous tous qui aimons le grec ancien, pouvons vous être reconnaissants d’avoir pris la peine de défendre cette « bonne » cause.
Un point cependant, m’a fait « tiquer »: vous reprochez aux détracteurs de l’enseignement du grec ancien de prétendre que cet enseignement est inutile. Même si le grec ancien est, sans contredit, une langue morte, j’aurais plutôt tendance à féliciter ces détracteurs sur ce point, car, parlant d’inutilité, ils restent sur le plan où l’on trouve Créon, celui de la raison et des conventions; mais ils ignorent par contre ce que tout le monde sait, à savoir que c’est Antigone qui triomphe malgré son malheur, elle qui obéit aux « lois non écrites », celles de l’amour. A lui seul, l’exemple d’Antigone suffirait, non ? Mais dans ce domaine, justement, il est loin d’être le seul… (Avant d’en citer d’autres, je dois évoquer un souvenir personnel: mon premier contact avec l’enseignement du grec ancien a été, en fait, un contact avec un maître, et, par lui, une incitation à l’amour du beau si caractéristique des textes de l’époque. L’enfant que j’étais en a été marqué à tout jamais et, jusqu’à mon dernier souffle, je garderai à ce maître ma reconnaissance et par chance, mon amitié. C’est dire que, d’emblée pour moi, l’enseignement du grec ancien a été au delà du rationnel.)
Et maintenant, après l’exemple d’Antigone, quelques autres: Ulysse d’abord, « Ulysse aux mille ruses », et la beauté de son intelligence qui lui permet d’échapper à la cruauté du Cyclope, et cela, non seulement pour lui-même, mais aussi pour ses compagnons; cette intelligence qui lui permet aussi d’entendre le merveilleux chant des sirènes sans le payer de sa vie. Ulysse, c’est encore la rencontre avec Nausicaa (un amour platonique); ce sont les battements de queue de son très vieux chien aveugle qui est seul à le reconnaître lors de son retour en Itaque.
Et Aristote, élève de Platon, ses concepts, l’être, la matière et la forme, la logique, l’éthique, la politique, l’observation de la nature – en bref la beauté de la connaissance – alors que, chez son élève Alexandre le Grand, ce sera la beauté de l’action, l’éclatement d’un monde fait de petites cités recroquevillées sur elles-mêmes, et l’avènement de l’idéal d’une culture universelle.
Et avant eux Socrate, son enseignement par l’exemple, son admiration pour la beauté de la philosophie.
Et ces poètes qui chantent la beauté de la terre, du ciel, et de la mer « aux innombrables vagues ».
Et cette mythologie qui parle souvent de cruauté, certes, mais qui exalte surtout la joie de vivre.
Et le Parthénon…
Et ce cri du coeur de Sophocle: « Quelle merveille que l’homme ! » Quoi de plus « enthousiasmant » ?
Je m’arrête là parce qu’il faut s’arrêter un fois, mais c’est tout cela et plus encore, cher Monsieur, que j’aurais aimé vous entendre dire, car vous l’auriez dit autrement mieux que je n’ai su le faire !