Posted in Pharos 04 Textes antiques

La complainte de la nourrice

La complainte de la nourrice Posted on 1 octobre 1998

Ceux qui ont vu l’exposition « L’enfance en Gaule romaine » au musée romain de Vidy, ont pu se faire une idée de la vie des enfants dans l’Antiquité, depuis la conception, la naissance, le premier emmaillotage, jusqu’au matériel scolaire, aux punitions, aux animaux familiers. Vous aurez peut-être été touchés par cette petite sandale, ou ce petit pied léger imprimé sur une tuile, ou ce masque funéraire d’une fillette joufflue, morte il y a deux mille ans.

Il y avait, dans la vie de ces enfants, un personnage discret mais très important: la nourrice, choisie avec soin par la famille, car on pensait que le caractère, les qualités et les défauts se transmettaient par le lait. Pour être plus pragmatique, on peut imaginer que c’était elle qui était chargée de la première éducation de l’enfant et influait ainsi sur son nourisson de façon marquante.

D’ailleurs, la littérature, n’a pas manqué de rendre quasi indispensable la présence de la nourrice aux côtés de l’héroïne, plus rarement du héros, en tant que confidente, messagère, servante fidèle. Eschyle, dans sa tragédie des Choéphores, introduit cette figure touchante dans un passage surprenant, qui nous renseigne sur le travail quotidien d’une nourrice grecque. Mais au-delà de ces quelques détailss qui peuvent paraître triviaux, on perçoit la tendresse et la fierté qui lient cette femme à son nourrisson, et qui contrastent fortement avec la froideur de Clytemnestre apprenant la mort de son fils Oreste. Ici la nourrice Kilissa a reçu l’ordre d’en avertir le tyran Egisthe, mais elle n’a pas reconnu que le messager qui a apporté la funeste nouvelle n’était autre qu’Oreste, revenu incognito à Argos pour se venger.

Eschyle, Les Choéphores
traduction de Paul Mazon, les Belles-Lettres 1972

Ah ! Que les vieux chagrins, tombant lourdement en masse sur cette demeure d’Atrée, ont donc peiné jadis mon coeur en ma poitrine ! Pourtant jamais encore je n’avais eu peine pareille à porter. Les autres, je les épuisais patiemment. Mais mon Oreste, pour qui j’ai usé ma vie, que j’ai reçu sortant de sa mère et nourri jusqu’au bout… Et la misère, à chaque instant, de ces appels criards qui me faisaient courir des nuits entières ! J’aurais donc souffert tout cela pour rien ! Ce qui n’a pas de connaissance, il faut l’élever comme un petit chien, n’est-ce pas ? se faire à ses façons. Dans les langes, l’enfant ne parle pas, qu’il ait faim, soif, ou besoin pressant, et son petit ventre se soulage seul. Il fallait être un peu devin et comme, ma foi !, j’y étais souvent trompée, je devenais laveuse de langes; blanchisseuse et nourrice confondaient leurs besognes. Mais je pouvais bien porter la double charge, puisque j’avais reçu Oreste de son père ! Et j’apprends aujourd’hui qu’il est mort, malheureuse ! Mais je vais trouver l’homme qui a perdu cette maison. C’est sans peine, lui, qu’il apprendra cette nouvelle.